Dans le cadre du Festival d’histoire de Montréal et pour donner suite aux nombreux efforts de collaboration entre l’Afromusée et ARCMTL, nous avons eu le plaisir d’échanger avec le grand Charles Burke. Ancien propriétaire de la boîte de nuit jazz Black Bottom, haut lieu de la culture afro-canadienne des années 1960 et 1970, Burke est un témoin singulier de ce qu’était la vie culturelle des Afro-Canadiens dans un Montréal en constante évolution au cours de la seconde moitié du 20e siècle.
Cette interview/conversation a eu lieu le samedi 13 mai 2023 à l’Afromusée et a été animée par Louis Rastelli, directeur d’ARCMTL. Nous tenons à souligner le soutien financier de ICI qui a rendu cette activité possible.

Louis Rastelli : Bienvenue à tous au Festival d’histoire de Montréal. Nous sommes très heureux d’être ici à l’Afromusée. Un endroit relativement nouveau pour tous ceux qui ne sont pas encore venus. C’est vraiment super et particulièrement excitant d’être ici avec l’homme de l’heure qui nous vient tout droit de Vancouver, au Canada. Charles Burke, tout le monde !
Charles Burke : S’il vous plaît. Pas d’applaudissements. J’ai mal à la tête !
L.R. : Il s’agit d’une initiative de l’Afromusée et d’ARCMTL. Nous faisons beaucoup de recherche et travail d’archivage autour des arts et de la culture de Montréal. Ces trois dernières années, nous nous sommes concentrés sur un chapitre ignoré de cette histoire, notamment, ce que nous appelons les communautés afro-descendantes et leurs cultures, en particulier après l’âge d’or du jazz, soit les années soixante et soixante-dix.
On a tendance à ignorer ce qui s’est passé après le départ d’Oscar Peterson […]. Il s’est passé beaucoup de choses ! Charles est le témoin de ces changements depuis les années 50, l’âge d’or du jazz et [il a connu] tous les clubs. Et bien sûr, le sien a joué un rôle important dans les dernières années de cette époque.
Le Black Bottom a cependant continué ses opérations après avoir un déménagement à la fin des années soixante et pendant les années soixante-dix. C’était un endroit très apprécié où les musiciens pouvaient se rendre après leurs concerts et, bien sûr, où l’on mangeait de la soul food !
Cela dit, j’aimerais commencer par vous demander, pour ceux qui ne le savent pas, si vous [Charles Burke] êtes né et si vous avez grandi à Montréal […]?
C.B. : Oui. Oui. 22 rue Coursol. Je suis né [ici]. Ma mère était esthéticienne, elle avait un salon de beauté et nous vivions dans une grande maison à l’étage et au rez-de-chaussée, et elle dirigeait l’entreprise au rez-de-chaussée.

J’étais la seule enfant, alors j’ai été très gâtée !
L.R. : Vous avez donc grandi dans le même quartier ?
C.B. : J’ai fréquenté une école appelée Royal Arthur, qui a été démolie, je crois, mais j’ai fréquenté une école publique appelée Royal Arthur. Et après avoir obtenu mon diplôme, je suis allé dans une école appelée Montreal High, qui se trouvait en face de McGill, je crois.
L.R. : C’était à la fin des années quarante, au début des années cinquante. Vous souvenez-vous du moment où vous avez commencé à découvrir les boîtes de nuit ou le jazz ?
C.B. : Une porte sur deux était une boîte de nuit. Je veux dire, on y grandissait pratiquement.
On achetait des journaux au Montreal Star et l’on allait dans les boîtes pour les vendre, vous savez, donc comme je l’ai dit, les boîtes faisaient plus ou moins partie de votre vie, et puis finalement on a fini par traîner dans ces boîtes.
L.R. : Quels sont les premiers clubs où vous vous souvenez être allé ?
C.B. : Il y avait un club — je vivais, comme je l’ai dit, au centre-ville — il y avait un club appelé le Pago, mais il n’y avait pas de jazz ou quoi que ce soit d’autre. Ils faisaient venir des artistes de Paris et, euh, Stan Getz, donc il y avait des artistes célèbres qui venaient de Paris. Et puis il y avait les clubs normaux, juste des clubs comme ça. Je crois qu’il y avait un club qui s’appelait le Little Club. Et puis il y avait le Chez Parée, qui était en haut, je crois que c’était sur Stanley. J’y ai vu Frank Sinatra. J’étais trop jeune pour entrer dans les clubs, alors j’ai vu Frank Sinatra, Tony Bennett.
L.R. : C’était au début ou à la fin des années quarante.
C.B. : Oui. Mais nous essayions tous d’être des gangsters, vous savez, des têtes dures, des voleurs à l’étalage et tout ce que vous voulez. Tout ce que nous voyions […] les films que nous voyions étaient tous des films de gangsters.
Nous voulions donc, vous savez [être] Edward G. (Robinson) et tous ces types. Certains se sont lancés dans le vol avec effraction. Beaucoup de gars volaient les gens, vous savez, ils appelaient ça le bras fort. Ils allaient frapper la personne et lui demandaient de l’argent. …Comme je l’ai dit, on nous encourageait très peu à continuer, à aller à l’université ou à faire ce qu’il fallait, vous savez.
L.R. : Mais vous avez terminé le lycée, et vous êtes tous partis avec votre…
C.B. : Oui, c’est vrai. J’ai fini par le faire, mais je n’étais pas très intelligent. J’étais dans la même classe pendant deux ou trois ans. Et finalement, j’ai appris à étudier.
L.R. : Votre famille a-t-elle beaucoup déménagé ou êtes-vous restés principalement à Coursol ?
C.B. : Non. Eh bien, [entre] mon père et ma mère… [il] n’y avait pas une bonne relation. Et puis mon père… mon père a fini par nous quitter et ma mère… elle a abandonné le commerce. Nous sommes partis de là et nous avons déménagé à Griffintown. On a déménagé à Griffintown. Et c’est là que j’ai appris la vie. Dès que je sortais de chez moi, les gars du quartier me donnaient des coups de pied au cul !
J’ai rejoint le Club des garçons et des filles [Boys and Girls Club], puis j’ai fait un peu de boxe. Rien d’extraordinaire. J’ai gagné le gant d’or, mais je n’ai battu aucun record.
Ce qui m’a amené à la musique, c’est qu’on avait l’habitude d’aller à la périphérie de Montréal pour assister à des combats et qu’on nous donnait 50 dollars ou quelque chose comme ça. Ils m’ont dit : « Viens, tu vas peut-être te faire de l’argent, bla, bla. » Je me suis donc retrouvé avec un type, je pesais 118 livres. Il avait l’air d’en peser 218 ! Bref, on est monté sur le ring et il m’a frappé. Je sens encore le coup de poing, man ! Alors j’ai dit : « Emmène-moi au cours de musique ». J’ai donc commencé à étudier la musique. J’ai commencé à aimer la musique, et puis finalement…
Plus tard, je suis devenu flûtiste — j’ai étudié à New York à la Manhattan School of Music, et j’ai joué [pendant] quelques années, et puis… J’étais aussi — vous savez, comme je l’ai dit, j’étais un mauvais garçon — je buvais beaucoup, je me droguais, bla, bla, bla.
Mon poumon gauche a fini par être touché. Ils ont fait tous les tests pulmonaires et le médecin a dit, vous savez, votre poumon gauche n’est pas en bon état et si vous continuez à jouer ainsi, vous finirez par ne plus pouvoir jouer de la flûte.
L.R. : Mais euh, je suppose que tu as mentionné aussi, et un bon ami à toi avec qui tu as grandi et avec qui tu as écouté du jazz, Alfie Wade.

C.B. : Oui, nous avons grandi ensemble. Nous essayions toujours de conquérir le monde. Alfie avait de grandes idées, il a créé un club de jazz appelé Emanon Jazz Society — utiliser l’annonce pour le graphisme — Jazz Society, où nous nous réunissions une fois par semaine. Le club était situé sur Sherbrooke, je crois. Et nous, nous y allions le week-end. Fin des années quarante.
L. R. : Il m’a mentionné que vous étiez tous les deux parmi les premiers admirateurs d’Oscar Peterson avant qu’il n’enregistre des disques.
C.B. : J’ai grandi avec Oscar. Et son père était très strict. Après l’école, nous allions au parc et après l’école, M. Peterson se tenait devant l’école et Oscar allait de l’école au piano.
En fait, sa sœur jouait beaucoup mieux qu’Oscar. Mais le père, parce qu’il, je suppose que vous avez votre fils, le fils passe en premier. Alors, il l’a cultivé, il l’a poussé. Il a fait en sorte qu’elle le pousse. Elle a enseigné quelques enfants en ville, je pense [notamment] à Oliver Jones. Il a étudié avec Daisy [lui aussi].
L. R. : Je pense qu’elle a enseigné à presque tout le monde dans cette partie de la ville pendant ces décennies. L’avez-vous vu donner des concerts dans les premières années, lors de ses premiers spectacles ?
C.B. : Oh oui. Norman Grantz était à Montréal, je ne sais pas [pourquoi], pour une affaire ou quelque chose comme ça. Il se dirigeait vers la rue Mountain, je crois, pour se rendre au CP. Oui, pour aller à la gare. Il devait prendre le train pour aller à New York, mais il était en avance pour son train et il a envoyé un message au chauffeur de taxi. Il lui a demandé s’il y avait un endroit où je pouvais boire un verre. Et il lui a répondu que oui, il y a un endroit juste ici. Il s’appelait l’Alberta Lounge. Et il a dit, vous pouvez entrer là-dedans et—
L.R. : —C’était dans la gare Windsor ou à côté de la rue Wind ? Oui, de l’autre côté de la rue. D’accord. De la gare sur Saint Antoine ?
C.B. : Oui. Non, c’était sur, euh ….
L.R. : Gauchetière ?
C.B. : Non. Dorchester. C’était, non — c’était en train d’aller ce qui était la Montagne… Ouais. Alors là-haut, il y avait un petit club.
Il s’appelait l’Alberta Lounge, et il est sorti et est entré là-dedans, puis il a commencé ici. Il était, Oscar, jouait avec un, désolé […] Oscar jouait avec un trio. D’accord. Il est entré là-dedans et a entendu Oscar, et il a dit : « Prenez ma carte et appelez-moi ». Et il a appelé Norman Grants. Et Norman Grants l’a engagé immédiatement.
Et si vous remarquez tous les — il a commencé le jazz au Philharmonique. Le jazz au Philharmonique. Si vous remarquez tous les groupes de jazz qui sont venus jouer à la Philharmonie, Oscar était le pianiste. Et puis il s’est déplacé, Oscar s’est déplacé et a fait son propre truc dans ce…
L.R. : C’était donc vers 1949, si je me souviens bien de mon histoire.
C.B. : Oui. Quelque chose de vague. Euh, et puis Oscar, vous savez, je pense qu’il a fini par déménager à Toronto et ils — je suppose qu’ils n’étaient pas contents de lui parce qu’ils ont fait une sorte de Ku Klux Klan. Ils ont brûlé une croix sur sa pelouse, après son déménagement à Toronto. Oui, c’est ça. Oscar Peterson. Ouais. Ils ont brûlé une croix, ils ont fait ça. Et j’ai toujours pensé que Montréal ou le Canada ne lui ont jamais donné le genre de reconnaissance qu’il aurait dû recevoir. Oui. S’il avait été Américain. Je veux dire, ils vous donnent un peu, comme la vraie reconnaissance. Il y a une longue tradition qui veut que les Canadiens aillent d’abord ailleurs pour devenir célèbres.
L.R. : Oui. Puis, ils reviennent.
C.B. : Oui. C’est vrai.

L.R. : Nous sommes donc au début des années 50, vous et Alfie, et je suppose que vous aviez d’autres amis qui aimaient le jazz.
C.B. : Alfie a commencé par étudier le jazz. Il étudiait pour devenir pianiste.
L.R. : C’est avec Alfie et vous-même qu’a eu lieu le premier concert de Charlie Parker.
C.B. : Oui. Les coûts… Il est venu pour 700 dollars et dès qu’il est entré, il a dit : « Je veux mon fric ». On m’a donc donné 700 dollars à lui remettre. Et je pense qu’il a joué, il a joué quelques morceaux et ensuite je pense qu’il est allé à la CBC et qu’il a joué un morceau.
L.R. : Vous souvenez-vous du club où Charlie Parker jouait à Montréal ?
Membre du public : Chez Parée !
L.R. : Oui. Et vous êtes allé le chercher à l’aéroport que vous mentionnez ?
C.B. : Oui. Il n’a jamais dit un mot. Il est monté sur la banquette arrière et c’est tout.
L.R. : A-t-il dit quelque chose après le spectacle [tel que] merci les gars ? Non ? Juste un vrai professionnel, je pense.
C.B. : [Le tout] était très professionnel.
L.R. : Mais vous étiez un admirateur de cette musique. Qu’avez-vous ressenti en regardant ?
C.B. : Oh, j’étais vraiment un adulateur de jazz.
L.R. : Vous étiez assis devant pour voir Charlie faire son truc ?
C.B. : Oui. J’étais pratiquement assis sur ses genoux ! Je veux dire, quand j’étais… vous voyez, ma mère, quand elle avait le salon de beauté, elle jouait, ça s’appelait du jazz, mais c’était comme si la syncope était juste comme ça, presque de la valse. C’était du jazz, mais les syncopes étaient comme ça, presque de la valse. Vous savez, et je n’aime pas Bix Beiderbecke et ces gars-là, ils sont trop vieux !
Quand Parker est arrivé, il a commencé à faire des syncopes dans la musique et tous les autres musiciens ont d’abord pensé qu’il était fou, mais il a continué à jouer. Ensuite, je crois que Dizzy Gillespie a été un autre fondateur et quelques autres ont lancé ce qu’on appelle le be-bop.
Vous savez, et ensuite tout le monde, tous les musiciens ont commencé à jouer ça, les syncopes. Oui, c’est vrai. Donc c’est… il était vraiment, je veux dire, c’était un génie. Malheureusement. Je veux dire, il avait ses petites personnalités, mais c’était un génie.
L.R. : Oui. Donc, après 56, je veux dire, vous avez cette émission sur Charlie Parker, vous êtes plongé dans le jazz. Je voulais juste vous poser une question, vous avez mentionné que beaucoup de vos amis qui ont grandi dans ce quartier, parmi les autres choix de carrière, eh bien, il n’y avait que quelques choix de métier. Vous avez fini par devenir porteur pendant un certain temps, n’est-ce pas ?
C.B. : Eh bien […] c’était tout ce qu’on pouvait obtenir. Je veux dire, à moins de trouver un emploi dans l’une des usines, dans la salle d’expédition ou dans les usines de vêtements. Sur la rue Saint-Laurent, ils embauchaient, ils n’étaient pas racistes. Ils vous embauchaient, mais ce n’était pas du tout, je veux dire, vous ne pouviez pas obtenir des emplois comme des emplois futuristes où vous pouviez travailler votre chemin et devenir quelque chose.
Le seul travail qui permettait de subvenir aux besoins d’une famille était le chemin de fer. Mais [l’industrie du] chemin de fer était très raciste. Lorsque nous quittions la ville, les employés blancs allaient à l’hôtel, nous allions dans une chambre dans la maison et nous ne pouvions pas manger avec les Blancs. Ils nous mettaient derrière un rideau vert pour prendre nos repas.
Et nos repas étaient composés de restes du menu principal. Et, je veux dire, vous savez, si vous obtenez 60 points d’inaptitude, vous êtes renvoyé. Et vous receviez une note d’inaptitude si vous ne ciriez pas les chaussures de quelqu’un. C’est vrai. Pas seulement [pour ne pas] les cirer, mais si elles n’étaient pas assez brillantes.
Et si le passager se plaignait, le chef de train vous dénonçait et vous donnait une note d’inaptitude pour ne pas avoir fait l’effort de bien effectuer votre travail. Et votre travail consistait à cirer les chaussures, à faire les lits, à nettoyer les toilettes et à répondre aux caprices du passager […].
Je me souviens d’une fois où nous traversions le wagon de passagers et un gars a dit : « Hé, porteur, chante-nous une chanson ». Et j’ai dit, « Man, allez. Qu’est-ce qu’il y a Martin ? Tu as l’air stupide. » Mais il est entré et a commencé à chanter, et deviner quoi ? Il chantait Old Black Joe. J’ai dit, « Man, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? » Parce que j’ai toujours été considéré comme un rebelle parce que je n’aimais pas les… je n’ai pas supporté jusqu’à ce que quelque chose arrive, toutes ces conneries.
Alors, j’ai dit non.
L.R. : Mais est-ce que vous avez déjà eu des démérites comme ça de la part d’un raciste ?
C.B. : J’en ai eu 50. Je crois que j’en ai eu 50. J’ai eu jusqu’à 50. J’ai eu jusqu’à 50. Parce qu’ils savaient que j’étais un rebelle, vous savez, à cause de toutes ces choses stupides qu’ils vous demandaient [en passant], vous savez. Le passager avait l’habitude de vous appeler comme dans les chemins de fer américains, où George Pullman appelait les porteurs George.
Oui. George Pullman était un homme qui travaillait dans le secteur ferroviaire et il a eu l’idée de mettre un wagon supplémentaire dans le train, les gens pourraient s’y asseoir et je pourrais commencer à transporter des passagers, parce qu’il disait que la meilleure personne pour travailler sur ces choses était le concept de l’esclavage.
Alors, on a utilisé d’anciens esclaves, mais plus ou moins, oh mon Dieu. Vous savez, il n’y avait pas de Blancs qui travaillaient là-dedans.
L.R. : C’était le début du transport ferroviaire de passagers à la fin des années 1800. Le surnom est donc resté pour vous appeler…
C.B. : Parfois, quelqu’un s’approchait et vous appelait George, vous savez ? Comme je l’ai dit, je répondais : « Monsieur, je m’appelle Charles. Ce n’est pas George. » Je veux dire, j’étais toujours au-dessus de, au-dessus de n’importe quelle bêtise, vous savez, ils vous avaient demandé de faire la même chose, vous savez, mais —
L.R. : Vous avez fini par pouvoir ajuster votre emploi du temps pour pouvoir travailler.
C.B. : Eh bien oui […] J’ai commencé si jeune et j’ai, et j’ai acquis assez de temps pour pouvoir choisir ma propre tournée. Et j’avais un horaire, qui était le lundi, le dimanche, le lundi et le mardi ou le mercredi. Et puis le jeudi, le vendredi et le samedi, j’étais libre. C’est à ce moment-là que j’ai commencé le Black Bottom.
Comme je l’ai dit, j’ai toujours voulu jouer, mais je ne voulais pas voyager. Parce que vous savez, j’avais une famille, et j’ai dit que mon père n’était jamais là, alors je voulais être un père pour eux [mes enfants].
L.R. : Vous avez eu deux fils, n’est-ce pas ?
C.B. : Oui, j’avais deux fils. J’ai donc dit que je voulais jouer, ouvrir le club et y jouer, mais si je me souviens bien, le trio de Nelson Symonds est venu à Montréal et il a commencé à jouer. Alors j’ai dit, man, [celui-là] il sait jouer ! Peut-être que j’obtiendrai un concert avec lui. Je l’emmène au club et je suis le batteur. On jouait et Nelson m’a dit : « Tu sais, tu devrais trouver quelqu’un pour nous préparer un verre, manger un peu ». J’ai dit d’accord. Alors j’ai dit, j’ai pris des Coca et des Coca-Cola. Oui, oui, oui. Puis ils m’ont dit : « Man, tu sais, tu devrais, tu devrais trouver quelqu’un [pour préparer] un petit, un petit sandwich ou quelque chose comme ça. »
Alors, j’ai commencé à en faire. J’ai continué à venir, à courir, à courir. J’ai dit, Nelson a dit : « Peut-être que tu devrais continuer à faire la cuisine et nous devrions trouver un [autre] batteur. » Alors j’ai commencé la soul food. Comme je l’ai dit, ma mère cuisinait ces ailes quand j’étais enfant. Oui, oui.
Alors, j’ai commencé à cuisiner les ailes et elles ont décollé et Nelson a dit, «Man, on ferait mieux de prendre un autre batteur en attendant que tu mettes tout sur place. » Donc, graduellement, les ailes sont devenues plus populaires que mon travail de batteur.


L.R. : Donc, quand vous avez trouvé l’endroit, au début du premier Black Bottom sur Saint-Antoine, c’était un endroit assez petit, n’est-ce pas ?
C.B. : Oui. Et puis j’ai eu un propriétaire qui m’aimait bien, il voulait me vendre. C’était un immeuble de trois étages et j’ai utilisé… j’ai dû faire tomber le plancher. Je l’aménageais comme un grand salon, et les musiciens venaient ici, Nelson, puis je les emmenais à l’étage et nous prenions des boissons que je leur servais, mais je n’ai jamais acheté l’immeuble, car il a été exproprié.
L.R. : C’est probablement mieux que vous n’ayez pas acheté.
C.B. : Ce que je dis toujours, c’est que je n’aurais jamais dû… j’aurais dû ouvrir un autre endroit dans le quartier parce que quand je suis arrivé à la rue Saint-Paul, c’était un club de jazz, mais il était trop sophistiqué. Il n’avait pas l’atmosphère funky que j’avais sur Saint-Antoine.
L.R. : D’accord, mais quand vous avez choisi Saint-Antoine pour la première fois, c’était assez petit.
C.B. : Oui. J’ai dû abattre un mur. J’avais, j’ai fini par avoir [une capacité de] 60 personnes.
L.R. : Mais vous connaissiez la Boîte à chanson, vous l’appeliez Boite à Jazz, c’est bien ça ? Est-ce que cela tient son inspiration de ces petits endroits où les gens chantaient des chansons folkloriques ou quelle était cette notion de « Boîte à jazz » ?
C.B. : J’ai juste, je pense que je l’ai fait parce que j’étais dans une région française. Je l’ai appelé ainsi. Puis ils ont fini par l’appeler « le Black ». Au lieu de Black Bottom, ils ont dit le, vous savez, « le Black », c’était, c’était comme le mot court pour ça.
Ce qui s’est passé quand j’ai été exproprié. Alfie est le gars, il dit qu’il y a un endroit, ça ressemble au village, vous savez, et à l’époque le village de New York… Greenwich Village à New York.
C’était le paradis du monde, si vous étiez dans le village. Alors j’ai dit, oh man, tu sais—alors j’ai — il m’a emmené à Saint-Paul et m’a montré ce bâtiment et j’ai dit, d’accord. Mais, vous savez, au fond de moi, je me disais que j’aurais dû rester dans le quartier.

Charles Burke au travail au Black Bottom avec Romeo le barman, vers 1968 Collection Charles Burke CB : Ce type était le meilleur barman du monde. Quand il vous servait votre verre, votre problème était résolu. Vous lui racontiez tous vos problèmes. Il n'y avait aucune boisson qu'il ne pouvait pas préparer. Les clients arrivaient, prêts à se battre. L'instant d'après, ils sortaient de l'établissement en souriant. Romeo était un excellent barman. Je pense qu'il est tombé malade et je pense qu'il a eu un cancer et qu'il est décédé.
L.R. : [Une] autre chose à propos de, euh, votre emplacement sur Saint-Antoine. Très vite, le Nelson Symonds Trio joue pratiquement tous les soirs où vous êtes. Vous vous êtes retrouvé à faire de la soul food, ce que les gens ont adoré. Parlez-moi un peu de votre recette d’ailes de poulet.
C.B. : Comme je l’ai dit, c’est ma mère qui les cuisinait et, vous savez, elle s’est tournée vers les Afro-Américains qui sont venus au Canada [et] qui ont apporté leur cuisine.
Et mes… les ailes de poulet à l’époque, si vous alliez chez le boucher, il vous donnait votre commande et quelques kilos d’ailes de poulet. Personne ne les achetait. Mais ma mère les ramenait à la maison et les mettait en valeur. Alors, je me suis dit, OK, c’est une idée. Je vais essayer ces ailes. Elles ont décollé et ensuite, j’ai mis des annonces dans le journal : « 12 087 ailes vendues ce week-end ». Chaque mois, chaque semaine dans le Star.
La cuisine des Caraïbes, c’était des haricots aux yeux noirs, du riz et du poulet. Les gens appréciaient, mais ils n’aimaient pas tellement les pois aux yeux noirs et le riz.
Mais les ailes ont décollé, comme je l’ai dit, et je faisais faire cuire l’aile entière. Vous savez, de nos jours, on dit des ailes de poulet, on ne donne que la partie charnue. Je les ai donc cuisinées et, comme je l’ai dit, le succès a été au rendez-vous.
L.R. : Et l’autre succès, c’est que cela a permis d’attirer tous ces jazzmen.
Donc, John Coltrane était en ville et jouait peut-être à l’Esquire ? À la fin du concert, quelqu’un lui dit : « Hé, il faut que tu descendes [au Black Bottom], il faut essayer ces ailes de poulet ! »
C.B. : En fait, c’était [vraiment] les ailes de poulet. Ils ont dit que Nelson était le sujet de la ville parce que Nelson, s’il ne jouait pas, il s’entraînait.
Mais c’est tout ce qu’il faisait. Et son jeu était phénoménal. Aujourd’hui encore, si vous l’écoutez attentivement, parce qu’il jouait un accord en bloc comme si c’était une note. Oh, oui. Il jouait des accords en solo comme un fou, hein.
Et je veux dire, il était… alors, tout le monde venait et disait, « man, où est, où est le guitariste ? Je veux l’entendre, je veux l’entendre ». Et vous savez, vous voyiez des gars descendre. Nous voulons entendre le guitariste. Et je me souviens, comme je l’ai dit, « Trane est descendu et Nelson a dit : “Veux-tu te lever et jouer avec nous ?” Et Trane a dit, pas question, man.
“Je suis là pour m’asseoir, pour écouter.” Il s’est donc assis et a écouté. Miles [Davis] est descendu. Il était dans la cuisine en train de manger les ailes et de les jeter sur le sol ! Et j’ai dit, oh, eh bien, c’est ce que fait Miles.
Les médias étaient gentils aussi, mais quand je suis allé pour la première fois au Montreal Star, j’ai dit que je voulais mettre cette annonce. Le Black Bottom. Le gars m’a dit, “juste une minute”. J’ai donc attendu un peu. Il me dit qu’il est désolé. Il dit, “je suis désolé, nous ne pouvons pas mettre ce [nom].” J’ai dit : “qu’est-ce que vous voulez dire ?” Il m’a dit : “on ne peut pas utiliser de [termes] raciaux.” Euh, j’ai dit, “ce n’est pas racial. C’est une danse qui était populaire dans les années 20, n’est-ce pas ?” Dans les années 1800 environ. On l’appelait Black Bottom […] ».
C’était ce qu’on appelait un Black Bottom […]. »C’est de là que j’ai puisé le nom. » Alors, ils m’ont finalement laissé mettre le a dans le journal.

Un groupe à le Black Bottom, c. 1965, Collection de Charles Burke
L.R. : Oui. Donc vous—une des histoires célèbres, je suppose sur le Black Bottom, est que Miles et John Coltrane, je crois, après avoir vérifié, étaient tous les deux intéressés à ce que Nelson Symonds rejoigne leurs groupes. N’est-ce pas ?
C.B. : Nelson et lui disaient toujours : « Je ne suis pas encore prêt. Je ne suis pas prêt. » Personne ne pouvait engager Nelson. Ils venaient [et le voulaient tous], Duke Ellington le voulait. Beaucoup de gens voulaient qu’il s’installe en Amérique, mais il disait : « Non, je ne suis pas encore prêt. Pas encore prêt. »
L.R. : Pensez-vous qu’il ne voulait pas, qu’il préférait ne pas voyager ou qu’il était heureux ici ?
C.B. : Je pense qu’il manquait de confiance en lui peut-être parce qu’il n’a jamais, vous savez, il n’a jamais réalisé ses talents. Il — je veux dire, la guitare était comme son ami. Je veux dire […] s’il n’en jouait pas, il s’entraînait et il s’entraînait pendant quatre ou cinq heures, vous savez, et puis vous montez sur scène et vous jouez.
L.R. : Beaucoup de gens venaient s’asseoir avec Nelson, n’est-ce pas ?

C.B. : Oui, ils venaient s’asseoir avec lui, mais beaucoup d’entre eux tentaient l’expérience une fois et ne revenaient plus jamais.
Parce que c’était, je veux dire, après que Nelson ait pris son solo, vous n’osiez même pas penser que vous pouviez prendre un solo après lui. Si vous avez pris votre solo avant lui, vous aviez une chance, mais après qu’il ait pris son solo à lui, oubliez ça.
L.R. : Je suppose que les jeudis, vendredis et samedis, vous ouvriez assez tard, mais après les autres événements, les autres spectacles…
C.B. : Eh bien, nous — j’ouvrais à 22 heures. Parce que je savais qu’après la fermeture des clubs, tout le monde se précipiterait au Black Bottom.
L.R. : Quand est-ce qu’il y a plus de monde ? À trois heures ?
C.B. : Oui, deux, trois heures. Tout le monde attendait pour s’asseoir, relaxer ou venir écouter Nelson parce qu’il avait – j’avais Bernard Primeau qui était l’un des batteurs.
Il avait quelques bassistes qui étaient vraiment bons, mais ils étaient à New York ou quelque part où ils étudiaient. Et puis nous avions, je crois, Freddy McHugh, un bassiste originaire de Montréal. Et puis Biddle est venu en ville. Mais il n’était pas vraiment actif dans le domaine de la musique. Il était vendeur de voitures. Il vendait des voitures. Il vendait des voitures, et si vous achetiez une voiture à Biddle, oubliez-la. Dès que vous sortiez de la concession…
Je ne veux pas l’insulter, mais la voiture oubliait de rouler.
Mais je suis devenu ami avec lui et nous, lui et sa femme, ma femme et tout le reste, nous sommes devenus amis. Nous avions l’habitude de sortir et de lui rendre visite parce qu’il habitait à Sainte-Adèle.
Oui. Nous sommes allés là-bas. Il avait un endroit qu’il a essayé…il a essayé de gérer un endroit là-bas pendant un moment, mais je veux dire, il était—il a toujours été orienté vers le jazz, vous savez ?
Et puis il a mis la main sur Nelson et ils sont devenus un trio, je crois. Ils ont joué à l’expo pendant un moment.
L.R. : Oui, oui. Antoine, j’ai remarqué une chose dans les annonces, c’est qu’à un moment donné, vous avez une deuxième place sur Peel.
C.B. : Oui, Harry La, qui possédait un club, est venu et a dit qu’il venait aussi pour la nourriture. Et il m’a dit pourquoi tu n’ouvrirais pas un peu de jazz chez moi. Alors j’ai dit d’accord. Et puis j’ai mis Black Bottom au—-quel était le nom de son établissement ? C’était Penthouse, quelque chose comme House. […] J’ai donc amené ça là-bas pendant un moment et j’ai essayé avec la cuisine, mais nous n’avons jamais décollé.
L.R. : Donc, c’était juste pour un petit moment.
C.B. : Oui, c’était une courte période.

L.R. : Oui. Qu’en est-il ? Le fait que votre adresse soit très proche de Rockhead’s Paradise.
C.B. : Oui, j’étais bien—Rockhead’s était, était mon Inspiration ok pour [moi]
L.R. : Il était un peu avant vous.
C.B. : Oui. En fait, on se faufilait quand on était gamins. On se faufilait là-dedans quand on était petits. On se faufilait.
L.R. : Alors vous, vous auriez vu certains des spectacles là-bas.
C.B. : Oh oui. Les showgirls man ! Nous… beaucoup d’entre nous ont fini par tomber amoureux des danseuses !
Quelques-uns ont [même] fini à New York, mais je suis tombé amoureux de l’une d’entre elles et je commençais à […] je pense que j’étais, j’étais même marié. Quoi qu’il en soit, elle m’a en quelque sorte convaincu de partir avec elle à New York. Je me souviens d’avoir marché jusqu’à la gare, jusqu’au train. La gare routière. La gare ferroviaire, et, euh, je me suis dit, je pars, je quitte ma famille et mes enfants.
Et finalement, nous sommes arrivés dans la rue. J’ai dit, écoutez, je ne peux pas partir, je ne peux pas quitter ma famille.
L.R. : Wow… [Donc] Rockheads’ était pratiquement à la même adresse ? Sur St-Antoine ?
C.B. : Non, il était au coin de Mountain et St-Antoine et j’étais plus près de l’endroit où il y avait le lait, l’usine de pain et de lait […] il y avait un club appelé Whiteys Hideaway où tous les politiciens avaient l’habitude d’aller […] Et tous les gars y allaient et, et il ne nous laissait pas entrer dans le club. Il disait : « Non, vous les musiciens, vous ne pouvez pas entrer ici. »
L.R. : Votre routine habituelle. Jeudi, vendredi, samedi. Après la fermeture des autres bars et la fin des autres spectacles, les musiciens descendent à deux ou trois heures.
C.B. : Oui. Ils viennent faire du jam et manger de la nourriture.
L.R. : Et vous pouviez servir de la nourriture et de l’alcool jusqu’à quoi, deux heures et demie ? Quand ?
C.B. : Eh bien, l’alcool, je le mettais en cachette dans les tasses de café.
L.R. : Oui. C’est ainsi que les gens ont pu rester jusqu’à 10 ou 11 heures du matin ?
C.B. : Oui. Nous fonctionnons jusqu’à 10, 12 heures le lendemain. On est encore en train de jammer.
L.R. : Donc les musiciens, il n’y avait pas que Nelson qui restait pendant sept heures…
C.B. : Nelson est resté jusqu’à la fin.
L.R. : Vraiment ?
C.B. : Eh bien, parce que nous avions l’habitude de boire! Biddle buvait de l’alcool et moi du vin blanc.
Nelson et moi, nous prenions chacun un gallon de vin blanc. Et à la fin, à 10 heures… je veux dire, le lendemain matin, nous étions mal. Oui, c’est vrai. Mais on jouait de la musique. J’aurais dû enregistrer beaucoup de cette musique. Je ne l’ai jamais fait.
L.R. : Et puis un grand chapitre a été que vous avez dû déménager parce que je suppose que c’était l’autoroute Bonaventure.

C.B. : Eh bien, la propriété a été expropriée.
Dans la plupart des villes d’Amérique et du Canada, lorsqu’ils ont construit ces autoroutes, les riches ont dit, ne vous approchez pas de ma propriété —Alors ils sont allés dans le ghetto, et tous les points de vente se sont retrouvés dans le ghetto.
L.R. : Vous nous avez déjà raconté comment vous avez fini, comment Alfie vous a encouragé à aller dans le Vieux-Montréal, et que vous avez eu des spectacles extraordinaires, ces années extraordinaires.
C.B.: Et bien, lorsque j’ai déménagé à Saint-Paul, j’ai reçu un appel de Plattsburgh, où se trouvaient les universités, et on m’a demandé si j’aimerais avoir Woody Herman. J’ai répondu que je n’avais pas les moyens de payer Woody – [on parle d’un ensemble de musiciens de] 18 pièces. Le type m’a dit, non, non – l’une des universités a dû annuler un concert et Woody a besoin de gagner de l’argent pour payer l’essence nécessaire à son retour à New York.
Alors j’ai dit : quoi ? Eh bien, amenez-les. Ouais. Ils ont dit qu’on prenait la porte et que vous preniez le bar. J’ai dit, amenez-les. Et voilà 18 pièces, man. J’ai dit, wow.

L.R. : Un groupe de 18 musiciens, wow, quelle était la taille du club ? Il pouvait peut-être accueillir 120 personnes ?
C.B. : Non, à Saint-Paul, on parle [plus] de 220 [personnes].
L.R. : Wow. Ce n’est pas mal.
C.B. : Alors j’ai dit, d’accord. Et parce qu’il a fait deux spectacles, Woody a vraiment tué l’endroit, j’ai gagné une tonne d’argent. Le même type m’a rappelé plus tard et m’a dit : « Hum, est-ce que vous aimeriez avoir Miles Davis ? » J’ai répondu : « Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? J’ai dit : « Miles se fait 30 000 $ par soir. » Il a dit, « non, non, j’ai un accord. » J’ai dit : « Quoi ? Il m’a dit : « Vous l’avoir pour 10 000 dollars. » J’ai dit : « Miles Davis » ? Il a dit : « 10 jours ». J’ai dit : « Quoi ? Miles Davis ? » Alors j’ai fait venir Miles et c’est tout.
L.R. : Vous pouviez donc gagner plus de mille dollars par jour ?
C.B. : Oui !
L.R. : Nous avons vu que l’affiche coûte environ 2,50 [CAD] pour entrer, n’est-ce pas ?
C.B. : Oui.
L.R. : Donc ça fait quoi, peut-être 600 dollars en billets ?
C.B. : Oui.
L.R. : Mais vous avez deux spectacles par soir.
C.B. : Oui.
L.R. : Donc je suppose que vous avez 1200 dollars. Mais votre bar, vos boissons coûtaient quoi, 40 cents, 80 cents ?
C.B. : Oui. J’ai gagné pas mal d’argent et ce qui s’est passé, c’est que le groupe adorait la nourriture, vous savez, et ils venaient spécifiquement manger, ils n’allaient pas au catch. Le dernier soir, Miles avait un avocat qui s’occupait de ses affaires personnelles, il a dit à Miles de retirer de la nourriture pour le groupe et de lui donner le reste de son argent. J’ai mis 10 000 $ dans une enveloppe et j’ai dit : « Donnez-les à Miles. » Quand ce type est revenu et a dit, Miles a dit de sortir la nourriture. Je lui ai dit de dire à Miles qu’il était mon idole et que c’était un plaisir. Alors Miles m’a dit : « Man, voilà mon numéro. Quand tu seras à New York, tu m’appelleras. » J’ai dit : « Je n’arrive pas à croire que Miles te dise de l’appeler ». Le meilleur !
L.R. : Mais je me souviens que vous avez également mentionné, et c’est ce qui s’est passé en 68, 69, que le jazz avait un peu chuté.

C.B. : Eh bien, le jazz est mort ! Il s’est passé quelque chose, il est mort. Et puis je pense que Miles est une personne très intellectuelle. Il a entendu ces types jouer, vous savez, le rock…
L.R. : Il a joué du rock fusion sur Bitch’s Brew.
C.B. : C’était donc le nouveau jazz. Mais il y avait encore quelques grands noms. … Monk était un joueur de jazz inhabituel, il s’en tenait à ses trucs. Mais finalement, vous savez, il n’y avait pas de concerts pour eux.
L.R. : Vous avez donc eu un peu de jazz-rock fusion, je suppose que vous avez mentionné Tony Williams Lifetime, qui en était une émanation.
C.B. : Oui. Tony était un jeune batteur que Miles avait engagé, puis Tony est parti et a lancé ses propres groupes.
L.R. : Se pourrait-il que le premier concert du Tony Williams Lifetime ait eu lieu au Black Bottom ?
C.B. : Je leur ai donné leur premier concert. Quand Tony a quitté Miles, il a créé un groupe avec Larry Young et John McLaughlin. Ils ont créé ce groupe appelé Lifetime, et je lui ai donné le premier concert. Et ils ont fait la première partie au Black Bottom à Saint-Paul.

L.R. : Et si je pouvais remonter dans le temps et voir ça, mais vous aviez dit qu’il n’y avait pas eu beaucoup de monde à cette soirée.
C.B. : Non, j’ai été choqué, man ! Je pensais que les gens descendraient dans la rue.
Quelques gars sont venus, ils ont acheté des billets et ils ont amené leur chaise jusqu’à la batterie. Mais en fait—j’ai dû sortir de l’argent de ma poche pour payer Tony.
L.R. : Quand vous étiez à Saint-Paul, est-ce que les sessions nocturnes jusqu’à 10 heures du matin ont continué ? Ou est-ce que ça s’est calmé ?
C.B. : Non, nous — sur Saint-Paul ?
L.R. : Oui. Donc vous jouiez toujours jusqu’à tard et Nelson…
C.B. : Nelson n’est jamais venu. J’ai dit à Nelson, j’ai dit, « je ne vais pas t’emmener dans le nouveau club parce que… mon impression est que tu aurais dû être en Amérique en train de jouer avec un groupe de heavy ou quelque chose comme ça. Tu vois ce que je veux dire ? »
L.R. : Tu voulais essayer de le propulser, de faire quelque chose.
C.B. : J’ai dit, tu sais, tu devrais partir, tu sais, tu ne devrais pas être ici en premier lieu. Je veux dire, tu devrais être là-haut avec George Benson.
L.R. : C’est comme ça que George Benson a eu son premier concert.
C.B. : Beaucoup de gens venaient [au club et demandaient] « où est Nelson ? » Et il répondait : « je ne suis pas encore tout à fait prêt. » On lui envoyait des messages des États-Unis – Duke Ellington, Count Basie, tous ces types le voulaient. Donc, comme je l’ai dit, je ne sais pas si c’était son ego ou s’il ne croyait pas en lui…
Vous savez, je veux dire que […] j’ai connu des musiciens qui étaient super, super talentueux et qui ne croyaient pas qu’ils l’étaient, et ils ont fini par n’aller nulle part. […]
L.R. : J’aimerais changer de sujet pour parler des certaines personnalités. C’était un club très apprécié à Saint-Paul, surtout parce qu’il a perduré pendant les années soixante-dix. Mais avez-vous mentionné Maggie Trudeau et le Black Bottom ?
C.B. : Sa femme venait. Elle venait écouter du jazz.
L.R. : Il y a autre chose : vous avez dit que vous accommodiez certains gangsters de la ville. Vous tenez un bar, vous devez avoir des relations avec les [gangstera].
C.B. : Eh bien, ils venaient pour les ailes [de poulet] et comme je l’ai dit, il n’y avait personne dans le bâtiment.
J’ai donc transformé le dernier étage en salon. Ils y montaient tous et mangeaient leurs ailes. Et s’ils prenaient de la drogue, ils faisaient leur truc. … ils n’amenaient pas de femmes et ne s’engageaient pas dans des trucs sexuels.
Les femmes venaient, mais il n’y avait rien de physique.
L.R. : Vous n’étiez donc pas comme le Rockheads’ Paradise, avec tous les proxénètes qui y faisaient leur travail.
C.B. : Les proxénètes étaient en bas, chez Rockheads, parce que si [Rufus] Rockhead vous surprenait en haut, il avait une façon de dire : « Ici, c’est mon établissement, pas le tien. Alors vous n’avez pas le droit d’être ici. » Il leur disait de partir. Mais en bas, les proxénètes traînaient là.
J’étais en bas de la rue et les filles— je ne faisais pas de proxénétisme. J’aurais pu, mais les filles venaient et mangeaient ou quelque chose comme ça et elles finissaient par me donner de l’argent au bar.
L.R. : Au bar. Pourquoi ? Parce qu’elles obtenaient des clients dans votre bar ?
C.B. : Elles venaient et [disaient] « donnez-moi de l’argent » et l’une des filles commençait à parler à l’autre fille. Elle a dit : « Charlie est le meilleur, il te rend l’argent, man ».
Les proxénètes en ont entendu parler et ils ont dit : « Charlie, on a une réunion spéciale ici, quelque part, dans les environs de Sherbrooke. » Quelqu’un m’a dit : « On veut que tu viennes ici et que tu participes à la réunion ». J’ai dit d’accord. Je suis donc arrivé et dès que je suis sorti de ma voiture, ils m’ont battu. Ils m’ont battu et battu et battu! Ils m’ont dit, man, ne te mêle pas de nos affaires, man.
L.R. : Vous ont-ils demandé de l’argent ou quelque chose comme ça ?
C.B. : Non, ils m’ont juste dit de ne pas me mêler de nos affaires. Comme je l’ai dit, les filles avaient des conversations.
Elles disaient, oh, Charlie est un bon proxénète. Il vous rend l’argent.
L.R. : C’est assez brutal. Je veux dire, c’est, je pense que c’est toujours comme ça que ça doit se passer. […] Le proxénète garde tout l’argent.
C.B. : Le proxénète garde tout l’argent, mec. […]
L.R. : Mais ils vous connaissaient assez bien pour vous inviter à un player’s ball à Montréal.
C.B. : J’y suis allé parce que j’étais propriétaire d’une boîte de nuit.
L.R. : Il y avait donc un player’s ball tous les ans ?
C.B. : Oui, chaque année. Ils louaient une grande salle, l’hôtel Sheraton, et tout le monde sortait avec sa tenue.
L.R. : Vous aviez des amis avec qui vous avez grandi avec cela …
C.B. : Oui, comme je l’ai dit, il était impossible d’obtenir un emploi bien rémunéré. … Et beaucoup de gars ne voulaient pas être porteurs parce que c’était trop humiliant. […] Vous êtes [en quelque sorte] comme un serviteur professionnel.
L.R. : … Eh bien, je suis content que tu aies choisi une autre vocation – un propriétaire de boîte de nuit est beaucoup plus louable!
C.B. : J’ai dit que je voulais jouer, mais que je devais voyager. J’ai donc fini par ouvrir ce club.
